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Les mauvaises réponses des dirigeants de Free et Lidl

 

Dans le cadre d’un reportage de l’émission Cash Investigation, les enseignes Free et Lidl ont été stigmatisées pour leurs pratiques managériales derrière leurs succès économiques indéniables (8 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 30 000 salariés en France pour Lidl et chiffre d’affaires en hausse de 7,3% au premier semestre à 2,46 milliards d’euros avec  Ebitda consolidé qui s’est amélioré de 8,2% à 874,6 millions pour Free [1]).

Deux dirigeants ont accepté de répondre, Denis Maroldt co-gérant de Lidl France et vice-président des relations sociales et Maxime Lombardini, directeur général d’Iliad, maison mère de l’opérateur internet Free.


S’il faut saluer leur courage indéniable de se soumettre à la sagacité d’Elise Lucet connaissant la ligne éditoriale de l’émission, les réponses apportées n’ont pas été les bonnes et leur grand moment de solitude était perceptible.

Les réponses de  Denis Maroldt co-gérant de Lidl France et vice-président des relations sociales

Elise Lucet a rappelé en préambule le Programme Pole Position [2] de 2012 pour quitter le Hard Discount. Selon Denis Maroldt, on ne sait pas faire de repositionnement intelligent au plan commercial sans volet social. Dans le cadre de ce programme tous les salariés dotés d’une tenue de travail, ce qui est un changement visible. Le mode de management et l’ état d’esprit ont changé. Le management est  beaucoup plus responsabilisant.

La question des commandes vocales pour les préparateurs de commandes en entrepôt

Elise Lucet lui présente la vie des préparateurs de commande avec la commande vocale. Selon Denis Maroldt la commande vocale pour les préparateurs de commande est un progrès pour l’entreprise car on peut fiabiliser la préparation de commande mais aussi un progrès pour le pour le salarié car il est libéré intégralement de ses gestes. Il prend la métaphore d’un GPS qui guide sur le chemin de préparation de commande. Selon Denis Maroldt cette technologie a rendu le travail plus fiable, différent, mais pas plus pénible. Il affirme que mot cadence n’existe pas dans l’entreprise. Devant le chiffre de 250 colis qui serait en réalité à traiter par heure, pour lui la question n’est pas de savoir si c’est bien ou pas bien. Il affirme que l’objectif est de préserver au mieux la santé des salariés et que pour ce faire la réponse est la polyvalence c’est-à-dire varier les taches.

Selon moi, face à Elise Lucet, Denis Maroldt n’a pas eu les bons arguments. J’aurai aimé qu’il propose de faire le job dans les conditions des salariés ne serait-ce qu’une journée pour se rendre compte de la situation et proposer des évolution. Sa métaphore du GPS est inopportune car on est libre d’allumer ou éteindre un GPS alors qu’avec la commande vocale pour les préparateurs de commande il n’y a pas de liberté.

La question des menaces

Elise Lucet a fait entendre à Denis Maroldt les propos d’un ancien responsable : « Si je viens et que le magasin est mal tenu, je te promets que toi et moi on se verra toutes les semaines. Ça va être à feu et à sang… Tu vas perdre une à deux semaines de salaire par mois parce que je te mettrai six jours de mise à pied à longueur de temps et tu vas mourir. Et après, t’iras aux prud’hommes, et les prud’hommes, ça va durer cinq ans. Les tribunaux je connais par cœur. J’ai plus d’avocats que toi et tu vas mourir, tu veux jouer à ça? … C’est la guerre. »Pour Denis Maroldt c’est un enregistrement qui est sorti d’un contexte. En revanche ce type de propos, il affirme que ce type de ton est inacceptable et que ces comportements doivent être sanctionnés. Mais Denis Maroldt ne qualifie pas de harcèlement le comportement sans l’expliquer. Denis Maroldt n’explique pas non plus pourquoi le responsable en cause a été muté en Belgique sans être viré.

Selon moi, la réponse de Denis Maroldt est mauvaise pour écarter le terme harcèlement. Il aurait du rappeler que pour parler de harcèlement il faudrait qu’il y ait répétition. Or il s’agit là d’un seul fait isolé d’agression enregistrée, ce qui est litigieux comme preuve (Cf. article de Me Rocheblave : « Peut-on enregistrer les paroles de son employeur/salarié ? » [3]), mais qu’en revanche si ce qui est décrit a été mis à exécution (toutes les semaines) la question du harcèlement pourrait effectivement se poser.

C’est une faute de la part de Lidl de ne pas s’être séparé d’un tel responsable dont les propos ne relèvent pas du pouvoir de direction et du pouvoir dissiplinaire légitimes

La question des inaptitudes

Denis Maroldt affirme que lorsque qu’il y a déclaration d’inaptitude, il y a toujours plusieurs postes de reclassement proposés. Elise Lucet l’informe qu’il y a eu 22 reclassements sur 2218 inaptitudes en 5 ans, soit un taux de reclassement de 1%. Il justifie cela par la difficulté de trouver des postes administratifs.

Je peux comprendre parfaitement la difficulté de reclasser sur un poste administratif une personne qui ne peut plus faire de manutention ce qui est la majorité des métiers chez Lidl (travail en entrepôt, caisse). Mais Denis Maroldt ne pose pas la bonne question qui est le nombre d’inaptitude ce qui peut laisser support une organisation du travail dangereuse pour la santé.

La question du suicide au travail

Denis Maroldt a été enfin confronté au cas d’un suicide d’un membre du personnel avec plainte de la famille : Il dit qu’il « a mis fin à ses jours » et n’arrive pas à prononcer le mot suicide ; il explique que c’est un drame absolument épouvantable et qu’il ne peut pas savoir si ce suicide lié au travail chez Lidl alors qu’il a été reconnu accident du travail par l’assurance maladie. Il explique qu’il connait bien le sujet et ne veut le commenter davantage car il y a une enquête en cours qui apportera les éléments. A sa connaissance il n’y avait aucun signe avant-coureur permettant de penser qu’un drame de cette nature allait se produire alors qu’il est avéré que le salarié est sorti en pleurs d’un bureau du directeur régional la semaine avant et qu’il y a eu alerte de médecine du travail  moins d’un an avant. Il dénie que l’entreprise n’a pas réagi mais ne contredit pas que le contact avec la médecin du travail n’a été fait que 6 mois après. Et de conclure que Lidl analysera les conclusions de la justice et en tirera toutes les conséquences.

Il est stupéfiant de Denis Maroldt soit gêné d’employer le terme « suicide » et utilise une tournure politiquement correcte : « mettre fin à ses jours » comme on dit « mettre fin au contrat de travail » au lien de « licencier » ! . Il est stupéfiant qu’il ne dise pas spontanément que cela a été reconnu en AT (il n’est pas précisé si cette reconnaissance d’AT a été contestée par Lidl). Il est stupéfiant qu’il affirme l’absence de signes avant coureur et se défausse sur l’enquête et ses conclusions futures. Ce n’est pas au niveau d’un dirigeant responsable. Il y a aujourd’hui une obligation de sécurité de moyens renforcés avec des exigences fixées par la Cour de Cassation dans ses décisions des 25 novembre 2015 [Arrêt n° 2121 du 25 novembre 2015 (14-24.444)] [4] et 1er juin 2016 [Arrêt n° 1068 du 1er juin 2016 (14-19.702) [5]]. Il aurait dû communniquer sur la prise en considération de cette jurisprudence par Lidl.

Les réponses de Maxime Lombardini, directeur général d’Iliad, maison mère de l’opérateur internet Free

Elise Lucet a rappelé en préambule que Free a 5 centres d’appel et que le focus est fait sur le centre d’appel Mobipel sis Colombes. Elle a testé Maxime Lombardini sur sa connaissance du nombre de salariés y travaillant et il a donné le bon ordre de grandeur.

Plus tard dans l’émission il sera rappelée une citation de Xavier Niel, le patron d’Iliad, la maison-mère de Free, dans le magazine Society [6]: « Les salariés dans les centres d’appels, ce sont les ouvriers du XXIe siècle. C’est un métier horrible. Le job qu’ils font, c’est le pire des jobs ».

La question des représailles pour débrayage

Elise Lucet fait remarquer que les effectifs de Mobipel ont été divisés par deux en deux ans et demi : selon Maxime Lombardini cela est dû à la difficulté  pour recruter, à la difficulté pour conserver les salariés même en fin de formation, au taux d’absentéisme élevé, etc. Elise Lucet fait observé qu’il y avait eu un débrayage de trois heures le 7 octobre 2014 et que c’est après que les effectifs ont été réduits, les recrutements sur ce site étant officiellement suspendus une semaine après. Il nie « les yeux dans les yeux » (sic) tout lien avec la baisse des effectifs et insiste sur le fait qu’il n’y a pas de plan social, pas de fermeture du centre mais qu’il  y a des difficultés sur ce centre d’appel. Il ne veut pas commenter pas la courbe, affirmant ignorer le nombre de licenciements alors que l’émission avait annoncé s’intéresser à Mobipel. Et de bredouiller sur la mauvaise organisation pour la préparation de l’émission.

Il faut observer en préambule que nier « les yeux dans les yeux » n’est pas très judicieux après l’affaire Cahuzac ! Avancer, comme le fait Maxime Lombardini, la difficulté  pour recruter, la difficulté pour conserver les salariés même en fin de formation et/ou le taux d’absentéisme élevé pourrait se défendre s’il n’y avait pas négation de la corrélation entre le débrayage et la diminution des effectifs. La courbe et les chiffre n’étant pas contestés, Maxime Lombardini ne devrait pas nier une corrélation pour le moins entre le débrayage et une diminution nette des effectifs. On ne nie pas l’évidence visuelle. Insister sur l’absence de plan social ou l’absence de fermeture n’est pas un bon argument si il y a bien eu des départs avérés y compris par licenciement dans les proportions qu’il dit ignorer, ce qui n’est pas crédible. A sa place j’aurais justifié que l’effectif actuel correspond à la charge de travail actuelle. 

La faute grave banalisée

Elise Lucet  fait observer que 60% des cas de licenciement sont pour pour faute grave. Selon Maxime Lombardini les tribunaux confirment ou infirment la faute grave. Elise Lucet  lui cite le cas d’une ancienne responsable RH licencié pour faute grave pour n’avoir par pas assez licencié pour faute grave et fait ainsi perdre de l’argent à l’entreprise. Elle a eu gain de cause aux Prud’hommes au printemps mais Free a interjeté appel. Maxime Lombardini refuse de répondre en live  sur des dossiers qu’il ne connait pas et précise que Free n’est pas en guerre avec les représentants du personnel, ni avec les collaborateurs. Il ajoute que Free n’ai pas toujours vainqueur (sic) des contentieux et que les salariés virés  pour faute grave ont droit au chômage.

Il faut observer que l’emploi du mot « vainqueur » dans un contexte de contentieux est surprenant. La question n’est pas de gagner mais de ne pas engager de licenciement pour faute grave si cela n’est pas justifié. En revanche si le licenciement pour faute grave est justifié de manière objective (la faute grave est celle qui résulte d’un fait ou d’un ensemble de faits imputables au salarié qui constituent une violation des obligations résultant du contrat de travail ou des relations de travail d’une importance telle qu’elle rend impossible le maintien du salarié dans l’entreprise, l’employeur devant en rapporter la preuve s’il l’invoque pour licencier) il faut le faire sans état d’âme.

La question de l’atteinte aux droits syndicaux au Maroc

Elise Lucet évoque enfin le centre Total Call au Maroc. Maxime Lombardini concède qu’il y a eu un débrayage mais nie qu’il y a eu grève et souligne de gros travaux (réfection, climatisation, etc). Il ne sait pas répondre sur le licenciement des grévistes : « Je ne sais pas vous répondre » (sic). Après il précise que la grève n’est pas une cause de licenciement. Elise Lucet évoque la tentative de création d’une section syndicale en 2014 et que les salariés à l’origine ont eu interdiction d’entrer dans les locaux et ont été licenciés.  Maxime Lombardini  brebouille que « C’est très compliqué de réagir à chaud sur des choses qu’on découvre » et que c’est ancien. Elise Lucet lui fait observer qu’en 2017 il y a eu une nouvelle tentative de création d’un bureau syndical ce qui a eu pour conséquence de nouveaux licenciements. Maxime Lombardini bredouille de nouveau que « C’est très compliqué de réagir à chaud sur des choses qu’on découvre … Je ne sais pas réagir sur des dossiers que je découvre ». Et Maxime Lombardini de conclure sur une note positive en soulignant que son groupe propose des emplois en CDI, forme les personnels qu’il fait évoluer.

Il faut d’abord observer que la mise en place de centres d’appel dans des pays à la main d’oeuvre moins chère qu’en France est chose courante mais ce n’est pas nécessairement pertinent en terme de service client. Ipsos  a ainsi publié en février 2014 une enquête, commanditée par l’INRC [7](institut national de la relation client), sur la relation client et les Français, dans laquelle on apprend que les consommateurs souhaitent contacter, en cas de réclamation, ou encore lors d’une aide, un centre d’appel français (93 % des consommateurs jugent qu’il est important d’être en relation avec des centres d’appels situés en France).

Pour ce qui est de Total Call, Maxime Lombardini aurait pu habilement évacuer le sujet en faisant valoir que l’entreprise relève du droit du travail marocain [8]Le contexte marocain est différent en matière de syndicalisme : les libertés syndicales figurent toujours sur le cahier revendicatif des syndicats qui déplorent, d’une part, la faiblesse du nombre des inspecteurs de travail pour pouvoir constater les entraves et d’autre part la non ratification de la convention 87 portant sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical. Cette doléance nécessiterait d’après le gouvernement une révision constitutionnelle car le texte fondamental stipule l’interdiction pour les porteurs d’armes de constituer des syndicats (voir article de LesEco.ma « Les syndicats en perte de vitesse [9]« ).

 

En conclusion, les deux prestations sont très décevantes. Mais pas autant que la prestation de la ministre du Travail qui s’est ensuivie dans l’émission après les deux reportages sur Lidl et Free (voir article de Libération : « Indemnités prud’homales : les trois mensonges de Pénicaud face à Elise Lucet [10] » et article de Mariane : « Cash investigation : la ministre du Travail Muriel Pénicaud s’embourbe face à un licenciement abusif [11]« ).

Ces dirigeants sont payés très cher pour leur niveau réel.

Quel crédit peuvent avoir le pouvoir de direction et le pouvoir disciplinaire face à la faiblesse des arguments de tels dirigeants y compris la ministre qui a été DRH de Danone ?

Les mauvaises réponses des dirigeants de Free et Lidl [12]

Source : https://pixabay.com/fr/oeuf-marteau-menacer-violence-peur-583163/